À la merci d’un webmaster, les espaces hybrides de Muntadas

Par Gilles Rouffineau, professeur à l’ESAD Grenoble-Valence, chercheur associé de PAMAL

Énoncer le projet éditorial d’anarchive est simple. Il s’agit, au milieu des années 1990, d’imaginer la constitution d’archives numériques singulières sous forme de monographies d’artistes contemporains. Et l’hypothèse initiale qui porte les intentions du projet sera vérifiée à chacun des sept opus publiés depuis 1999 : la documentation multimédia ainsi produite permet un accès documentaire précieux et une découverte rare des œuvres par la rigueur descriptive de chacune d’elles, de leur mise en relation et leur contextualisation précise [1]. Loin d’être un catalogue de plus – même en version électronique – le parti pris est bien de trouver une résonance entre l’archive numérique constituée au cours de la recherche éditoriale et l’univers plastique et thématique de l’artiste. L’implication directe de ce dernier – ou cette dernière – est requise, tant pour rassembler les documents, agencer leurs accès que définir les principes de l’interface de navigation.

Mais en 1999, si la première publication consacrée à Antoni Muntadas, est un succès qui justifie l’attention qu’on lui porte encore aujourd’hui, la mise en œuvre de ce projet s’est avérée moins facile et rapide que la description de principe ne le laisse entendre. Cinq années seront nécessaires pour développer ce premier titre dont l’idée est née fin 1994. En cohérence avec son travail critique sur les médias et sa réflexion à partir des espaces architecturaux, Muntadas a choisi – avec l’assentiment complice d’Anne-Marie Duguet qui imagine et dirige cette collection – de jouer sur le thème de l’hybridation.

Ainsi, Muntadas : Media, Architecture, Installations comportera douze œuvres choisies et présentées avec un accompagnement critique abondant [2], diverses représentations iconographiques préparatoires originales, et des maquettes filaires en vidéo 3D animée, auquel répondra un site web, une extension en ligne, actualisable, réalisant ainsi une hybridation technique. Au lieu de choisir entre le format du web multimédia – à peine naissant – et l’apogée du CDrom artistique, ils inventent un principe mixte, inédit. Antoni Muntadas propose d’ailleurs un mot-valise, résultant lui aussi d’une hybridation. Son projet original sera un Interom : l’association audacieuse de données off-line, gravées sur le disque compact et d’informations complémentaires accessibles on-line. L’interface d’accueil du programme promet un « espace hybride où l’on peut accéder aux œuvres à travers leurs concepts, contextes et processus ».

Cet accès n’est pas confidentiel, ni réservé aux seuls acheteurs du CDrom comme un bonus track commercial qui se livrerait grâce à un code secret imprimé. Au plan technique, il était au contraire potentiellement public et gratuit, accessible en copiant son URL ou activant un hyperlien. Mais en pratique, l’occasion de ce lien est donnée aux seuls utilisateurs du CDrom, ceux qui l’activent dans la partie supérieure de l’interface principale au clic sur l’image d’une coupole de télescope, à gauche, tout en haut, dans la strate bleue de l’écran.

Cela peut surprendre aujourd’hui, mais l’adresse de ce site web n’est pas diffusée par ailleurs. Il faut se rappeler combien, au cours des années 1990, les usages du web ne sont pas encore banalisés. Pour preuve, les éditions anarchive ne possèdent pas leur site web lors de la sortie de ce premier titre. L’achat du nom de domaine anarchive.net aura lieu deux ans plus tard seulement, en février 2001, le 27 précisément [3]. Mais la redirection de cette adresse depuis la Wayback Machine de l’Internet Archive permet de vérifier que la première présence en ligne des éditions anarchive est antérieure à la réservation de son nom de domaine [4]. Elle remonte au 22 avril 2000, donc peu de temps après la sortie du CDrom Muntadas, mais bien trop tôt pour assurer l’hébergement autonome de ces données complémentaires [5]. C’est donc le répertoire « anarchive » du serveur « panoramix » de l’université Paris 1 qui héberge les premières pages de présentation du projet [6]. Mais sur celles-ci, aucune trace de l’adresse du site web compagnon en question, il faut donc revenir au lien externe depuis le Cdrom… [7]

Après son activation depuis le télescope, une capture d’écran de Netscape permet de lire dans la barre d’adresse : http://www.univ-paris1.fr/hybridspaces. Hybridspaces, c’est le nom du répertoire web qui apparaît aussi dans le texte de présentation promettant des images, des textes et « une constellation d’autres sites ». Malheureusement, il est aujourd’hui corrompu et redirige vers http://www.pantheonsorbonne.fr/hybridspaces/ qui affiche une page « ERREUR 404 : PAGE OU FICHIER, INTROUVABLE OU INACCESSIBLE ».

La Wayback machine nous permettrait-elle d’aller plus loin ? D’identifier quelques pages anciennes de ce site annexe si prometteur ? Pas davantage. Hébergé sur le site institutionnel d’une université, ce projet était à la merci des changements d’arborescence ou de la mise à jour de la structure des documents dont la responsabilité est confiée au webmaster ou aux designers-programmeurs.

Il faut noter encore que l’adresse réellement activée dans le navigateur comporte un niveau de précision supplémentaire : www.univ-paris1.fr/HYBRISPACES/public_html. L’archive web révèle l’existence, entre février 2001 et avril 2003, d’un vestige numérique incomplet sous forme d’une simple page html comportant un cadre d’image vide avec en légende, ou sous-titre, une définition du projet Hybridspaces.

Une dernière recherche plus systématique à partir de « muntadas » et « hybridspaces » dans un moteur de recherche permet d’identifier une variante de cette adresse parmi les liens du projet JukeBox de Jérôme Joy. Elle comporte le sous-domaine « panoramix» du serveur de Paris 1: http://panoramix.univ-paris1.fr/HYBRIDSPACES/public_html/
Ce lien dévoile la même page que la précédente, mais le backup a conservé l’image GIF de l’interface Hybridspaces, avec la même légende, après les passages du robot d’indexation, entre octobre 2000 et février 2003.

La page crédit du CDrom, qui cite une dizaine de collaborateurs ayant travaillé à l’extension Hybridspaces, promet encore d’autres investigations pour retrouver certains éléments de ce site qui semble presque irrémédiablement perdu. On apprend qu’il était directement lié à Hybrid Spaces, une installation produite à l’automne 1997 avec les étudiants en architecture et arts électroniques à l’Institut Polytechnique Rensselaer de Troy, lors d’une résidence de Muntadas dans l’État de New York.
Cette fois, les trois termes : « muntadas », « hybridspaces » et « troy » permettent d’identifier une page du site de Kathleen Brandt, associée au développement web de ce projet, et qui était étudiante lors de ce workshop [8]. L’installation proposait de combiner un flux d’images issues d’un site web original et diffusées en projection interactive dans un entrepôt désaffecté devenu discothèque. Des sons d’ambiance, captés dans des centres commerciaux, des aéroports, des casinos, ou des églises rencontraient ainsi l’espace même du lieu de diffusion et le requalifiaient à leur manière, par hybridation entre l’espace concret, actuel et des images médiatiques d’autres espaces distants.
À défaut de retrouver les fichiers numériques en question, d’autres témoignages pourraient-ils encore décrire – et si possible avec précision – ce que fut le contenu de ce site aujourd’hui disparu ? L’appel à témoins ne fait que commencer.

Notes

[1] Une analyse plus complète des éditions anarchive est à paraître dans David-Olivier Lartigaud & Gilles Rouffineau, Temps et cybertemps. Les temps multiples dans l’art contemporain, A. Rodionoff [dir.], Paris, Hermann, 2019.

[2] En juillet 2003, le site du CRECA (Centre de recherches d’esthétique du cinéma et des arts audio-visuels) de l’université Paris1 précise : « 156 fiches de présentation sont accessibles, plus de 140 textes critiques, des entretiens et des écrits de Muntadas, peuvent être consultés, souvent en deux ou trois langues. »

[3] Requête « Who is » de n’importe quel registrar en ligne.

[4] Il s’agit de la première trace de passage d’un robot d’indexation.

[5] L’hébergement sur un serveur indépendant ne sera effectif qu’en février 2007. La collection comporte alors 4 titres : Muntadas, Michael Snow, Thierry Kuntzel et Jean Otth.

[6] http://panoramix.univ-paris1.fr/anarchive/ [22/04/2000 – 03/06/2003]

[7] Pour déjouer l’obsolescence des systèmes d’exploitation depuis Mac OS X, j’ai mis en ligne une émulation gratuite, une application disponible en téléchargement. sur la page du site d’anarchive à la rubrique Muntadas. http://anarchive.net/muntadas/cd-rom/muntadas.app.zip [11/2014 – 29/03/2019]. Elle a été réalisée grâce à l’expertise de mon collègue Dominique Cunin.

[8] https://kblstudio.com/kathleen/hybrid.html [12/01/2016 – 29/03/2019]