La conservation-restauration des arts numériques en résumé(s)

Par Emmanuel Guez, avril 2017. Article à paraître dans J.-M. Dallet, B. Gervais (éd.), Architectures de Mémoire, Paris, Les Presses du réel, 2019.


Imaginons onze articles sur la conservation-restauration des arts et littératures numériques. Imaginons maintenant les onze résumés de ces articles [1].


RÉSUMÉ N° 1. 2000-2010, années fastes de la préservation des arts numériques

En raison de l’obsolescence des logiciels, matériels et des infrastructures, les oeuvres d’art numérique, et peut-être plus encore celles du réseau, sont d’une grande fragilité et vulnérabilité. En outre, depuis quelques années, des artistes pionniers commencent à disparaître, emportant parfois leurs archives et surtout leur savoir-faire dans la tombe. La préservation des arts numériques, pour des raisons historiques liées en partie au marché de l’art, n’a pas bénéficié de la même attention que l’art contemporain [2]. Même s’il existe des textes plus anciens sur la conservation-restauration des arts numériques [3], celle-ci est réellement devenue un sujet depuis le milieu des années 2000, avec la publication d’articles et d’ouvrages émanant de commissaires d’exposition ou d’artistes, tels que Richard Rinehart [4], Oliver Grau [5], Pip Laurenson [6], Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones [7], Christiane Paul [8], etc. Depuis lors, l’art de la performance sert de modèle pour penser la conservation-restauration des arts numériques.

RÉSUMÉ N° 2. L’art numérique du point de vue de sa conservation-restauration

Les définitions de l’art numérique sont nombreuses et l’on est même en droit de se demander s’il existe [9]. L’art numérique est néanmoins ici défini comme une catégorie esthétique pragmatique permettant d’examiner les conditions de la conservation-restauration et de la patrimonialisation [10] des oeuvres écrites et lues par ordinateur. En tant que machine d’écriture (c’est-à-dire d’enregistrement et de traitement de données) et machine de lecture (supposant un dispositif de stockage de données), l’ordinateur est un médium [11]. Ainsi n’entrent pas dans nos réflexions les oeuvres qui sont seulement produites avec un ordinateur (comme « outil »), telles que les dessins réalisés avec des traceurs ou les images imprimées [12], car les pratiques de la conservation-restauration des oeuvres papier et de la photographie s’appliquent ici. Dans la mesure où l’ordinateur écrit et lit indifféremment les sons, textes et images en code binaire, il n’est pas nécessaire de distinguer l’art de la littérature numérique.

RÉSUMÉ N° 3. Comment l’art de la performance est devenu un modèle pour la conservation-restauration des arts numériques

Comparer la conservation-restauration des arts numériques à celle des arts de la performance entraîne les arts numériques du côté du vivant. La performance a pour objet la plasticité du corps, ce qui fait qu’elle s’inscrit davantage du côté des arts plastiques que du spectacle vivant. Elle n’en reste pas moins un art de l’éphémère et l’approche de sa préservation est la même que celle du théâtre, de la danse, du cirque ou de la musique de concert, qui consiste pour l’essentiel à documenter ce qui s’est passé sous la forme d’un enregistrement ou d’une partition [13]. Le paradoxe est que les arts du spectacle ont été nommés ainsi par opposition aux arts de l’audiovisuel, auxquels l’art numérique est souvent associé [14]. Mais le fait que l’art de la performance (surtout avec Fluxus) et l’art numérique reposent tous deux sur des instructions (protocole pour l’un, programme pour l’autre [15]) permet de justifier le rapprochement.

RÉSUMÉ N° 4. Le dualisme métaphysique de la théorie des médias variables

S’il est vrai que la comparaison entre la pérennité des oeuvres d’art et celle des êtres vivants n’est pas nouvelle (sans doute faut-il la faire remonter généalogiquement aux Vies d’artistes de Vasari, et à l’idée de Renaissance, où la culture a redécouvert qu’elle était vivante et mortelle), il est tout aussi vrai qu’elle prend chair avec l’art de la performance. En faisant de ce dernier le modèle de sa pérennité, l’art numérique devient un art allographique, au sens goodmanien du terme [16]. C’est pourquoi la théorie des médias variables [17] peut soutenir la réinterprétation des oeuvres d’art numériques [18]. Cette approche repose sur un dualisme métaphysique, qui distingue la matière de la dimension immatérielle de l’oeuvre, c’est-à-dire son idée inscriptible comme trace [19]. Loin d’être nouveau, ce présupposé fait écho à la distinction du corps et de l’âme, au nom de laquelle la philosophie idéaliste justifiait l’immortalité de l’âme [20].

RÉSUMÉ N° 5. Les fondements de la méthode préservative des arts numériques

Fondée sur une conception immatérialiste de l’art [21], la conservation-restauration des oeuvres d’art numérique a pris le nom de « préservation ». On préserve l’oeuvre comme Platon prenait « soin de l’âme [22] ». Privilégiant ce qui est « immatériel » dans l’oeuvre (le matériel étant condamné au tombeau), les soins se portent sur le code source. Il s’agit non seulement de le conserver tel quel en renouvelant les supports de stockage des données, mais aussi de préserver sa lisibilité, malgré l’évolution des matériels et l’empilement des logiciels. Pour relever ce défi, la méthode préservative [23] propose principalement : 1) l’émulation, qui permet de lire un programme obsolète avec une machine actuelle en simulant son environnement d’origine [24] ; 2) le portage, qui consiste à réécrire le code pour l’adapter à un nouvel environnement numérique [25] ; 3) la réinterprétation, qui consiste à recréer l’oeuvre [26]. Dans tous ces cas, le rapport d’origine code/matériel est détruit.

RÉSUMÉ N° 6. Préserver une oeuvre, c’est préserver son écriture

Sous prétexte de la reproductibilité des fichiers informatiques et de la possibilité d’obtenir des effets sensibles identiques avec différents langages, la notion d’écriture originale semble avoir disparu. Ceci est un argument en faveur de la réécriture du code ou de sa réinterprétation à des fins de préservation. Il est vrai que tout programme est réductible à du binaire et, in fine, à des différences de tension électrique, et qu’en ce sens, aucune oeuvre n’est en droit obsolète. Mais tout artiste numérique est d’abord l’explorateur de son médium, en l’occurrence le code, le matériel et les réseaux. Les effets sensibles de l’oeuvre résultent d’un dialogue entre l’humain et la machine, qui prend trace dans l’acte même d’écriture. En conséquence, sans même exiger le respect d’une historicité de l’oeuvre, dont l’original fait d’abord partie, est-il seulement juste de dissocier l’écriture de ses effets, comme le proposent la réinterprétation et le portage ? [27]

RÉSUMÉ N° 7. Les couches archéologiques des oeuvres numériques

Toute oeuvre d’art et de littérature numérique est une écriture dont les possibles sont conditionnés par la machine. Dans un ordinateur, ces conditions correspondent à un empilement de logiciels, dont le plus bas niveau permet le passage du symbolique au réel, c’est-à- dire au matériel électronique et électrique. Ontologiquement, une écriture numérique, artistique ou non, qu’elle soit son, image, texte ou geste, ou tout cela à la fois, repose sur une succession de couches qui, non seulement la rend possible, mais lui confère également un sens [28]. Or, la particularité de l’oeuvre numérique est qu’elle est dépendante des lois de l’industrie qui s’appliquent à toutes les couches. Cela est particulièrement sensible dans les arts du réseau [29]. Une oeuvre numérique n’est alors rien d’autre que le produit d’une relation singulière entre les créations d’un monde industriel – c’est-à-dire économique, juridique, techno-scientifique et politique – et un artiste venu en explorer les effets.

RÉSUMÉ N° 8. Les trois instances de l’art

La préservation des oeuvres d’art numérique ne peut faire l’économie du fait que les oeuvres naissent non seulement dans un milieu de l’art, mais aussi dans un milieu industriel donné. Cela signifie, premièrement, que le rapport artiste/machine est conditionné par les agencements, les règles juridiques et les normes industrielles [30] ; deuxièmement, que le devenir de l’oeuvre est conditionné par la logique de l’innovation industrielle, en raison de laquelle ces oeuvres deviennent « obsolètes » [31] ; troisièmement, que les oeuvres expriment, de fait, un rapport historique entre le spectateur et ce milieu industriel [32]. Ainsi, l’esthétique et l’historicité de l’oeuvre numérique se situent au carrefour de ces trois instances [33], dont toute opération de conservation-restauration doit tenir compte : l’instance média-technique (l’acte d’écriture en tant que rapport entre l’artiste-auteur[e] et la machine), l’instance industrielle (supposant un certain « état » de la technoscience, du droit et de l’économie) et l’instance artistique (le milieu de l’art).

RÉSUMÉ N° 9. Le second original comme remède à l’obsolescence des arts numériques

Comment contrer la logique de l’obsolescence sans nier les matérialités de l’oeuvre numérique ? Le « second original » est une réponse possible. Il s’agit de dupliquer et de reconstituer, même de façon lacunaire, une oeuvre disparue ou considérée comme « obsolète », avec sa machine d’écriture et de lecture d’origine (c’est-à-dire le « hardware » et le « software »). Le « second original » n’exclut ni l’émulation ni la simulation [34], qui peuvent servir à recomposer telle ou telle partie de l’oeuvre (par exemple, quand un certain type de réseau a disparu) [35]. Le « second original » est une archive de l’oeuvre. La lacune n’y est pas réintégrée mais, tout comme les traces du traitement lui-même, exhibée [36]. Épistémologiquement, elle permet de saisir ce qui, dans l’environnement numérique et esthétiquement, a été perdu [37]. Nous appelons « médiarchéologique » cette méthode de préservation matérialiste de l’art. Son atout est qu’elle contribue à préserver autant les oeuvres que le patrimoine industriel.

RÉSUMÉ N° 10. Faut-il s’excuser quand une oeuvre ne fonctionne plus ?

Quand une oeuvre numérique ne « fonctionne » plus dans une exposition, il est courant de trouver un cartel d’excuse. Ne serait-il pas préférable de proposer un autre type de cartel, avertissant le visiteur qu’« en raison du cycle naturel de la vie des machines, certains éléments sont susceptibles de ne plus fonctionner ». L’obsolescence industrielle rend pertinente la comparaison des oeuvres numériques avec le vivant [38]. N’envisageons-nous pas la conservation des oeuvres d’art à l’aune de l’idée que nous nous faisons de la préservation de notre propre corps ? Mais dans quel sens faut-il pousser la comparaison ? Faut-il réécrire le code source de l’oeuvre et mettre à niveau la totalité des périphériques, en faisant comme si, à l’instar de nos fantasmes humains, il s’agissait de la transformer en cyborg immortel(le) ou bien faut-il changer notre regard sur l’art en assumant la perte, le dysfonctionnement, la mort, la fragilité, la vulnérabilité des oeuvres ?

RÉSUMÉ N° 11. Que faire ?

La course sans fin de l’obsolescence industrielle rend problématique l’accès aux oeuvres d’art numérique. L’enjeu est patrimonial et curatorial. Doit-on privilégier les matérialités de l’oeuvre au risque de ne montrer qu’une oeuvre « morte » ? Ou doit-on, pour la maintenir « en vie », accepter de la transformer en profondeur, quitte à ce qu’il ne s’agisse plus de la même oeuvre et, à cette occasion, rayer de la carte mémorielle des matériels et des langages ? Un dilemme dont l’issue pourrait consister dans le fait d’assumer la vulnérabilité des oeuvres [39]. Une oeuvre dont le dispositif a cessé de « fonctionner » ne continue-t-elle pas de « fonctionner » (esthétiquement) autrement ? Il s’agit d’inventer une dramaturgie et un design de la vulnérabilité capables de pointer le dysfonctionnement et la lacune sans perdre la possibilité d’une expérience sensible de l’oeuvre. Un vrai défi qui conduit à remettre en question les conventions sur l’oeuvre d’art, son exposition et sa préservation.

NOTES

[1] La version dynamique des notes de bas de page de cet article est accessible à l’adresse suivante : http://pamal.org/wiki/La_conservation-restauration_des_arts_numériques_en_résumé(s).

[2] Nous distinguons ici l’art numérique de l’art contemporain, ce dernier ne désignant pas l’art d’aujourd’hui mais un genre esthétique défini par des pratiques et des discours spécifiques (cf. les ouvrages de Nathalie Heinich, aussi Catherine Millet, L’Art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987). Par ailleurs, l’art contemporain est lui-même confronté aux phénomènes d’obsolescence. Cf. Cécile Dazord, « La conservation-restauration à l’épreuve du consommable » MCD, n° 75, sept.-nov. 2014.
[3] À la fin des années 1990 sont publiés plusieurs articles significatifs sur la préservation des données numériques. Dès 2000, Stewart Granger met en avant l’émulation. Voir notamment Jeff Rothenberg, Avoiding Technological Quicksand: Finding a Viable Technical Foundation for Digital Preservation, Washington DC, Council on Library and Information Resources, 1998 ; Seamus Ross, Digital Archaeology: Rescuing Neglected and Damaged Data Resources, A JISC/NPO Study within the Electronic Libraries (eLib) Program on the Preservation of Electronic Materials, U. de Glasgow, 1999 ; Stewart Granger, « Emulation as a Digital Preservation Strategy », D-Lib Magazine, vol. 6, n° 10, 2000. Pour un aperçu des différentes méthodes de la conservation-restauration des oeuvres d’art numérique, voir « Diagramme méthodologique de la préservation d’objets numériques complexes » dans le cadre du projet Digitalis. La plupart de ces méthodes sont issues des théories des années 2000-2010.
[4] Richard Rinehart, « Media Art Notation System: Documenting and Preserving Digital/Media Art », Leonardo, vol. 40, n° 2, 2007, p. 181-187.
[5] Oliver Grau (éd.), Media Art Histories, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2007.
[6] Pip Laurenson, « Authenticity, Change and Loss in the Conservation of Time-Based Media Installation », Tate Papers, n° 6, automne 2006.
[7] Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones (éd.), L’Approche des médias variables. La permanence par le changement, Guggenheim Museum Publications et La Fondation Daniel Langlois pour l’Art, la Science et la technologie, 2003.
[8] Christiane Paul, « Context and Archive: Presenting and Preserving Net Art », Netpioneers 1.0 – Contexualizing Early Net-based Art, Dieter Daniels, Günther Reisinger (éd.), Berlin-New York, Sternberg Press, 2010, p. 101-120.

[9] Cf. par ex. Bernard Stiegler, déclarant que « l’art numérique n’existe pas, il n’a jamais existé », dans sa conférence du 8 février 2004, Centre Georges Pompidou, Paris.
[10] Étant un art « jeune », l’art numérique est peu présent dans les collections publiques ou privées.
[11] Nous reprenons ici la définition du médium (pl. média) de Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Dijon, trad. Frédérique Vargoz, Les Presses du Réel, 2017).
[12] Wolf Lieser, Digital Art, Potsdam, Tandem Verlag, 2009.

[13] A. Depocas, Digital Preservation: Recording the Recoding. The Documentary Strategy, La Fondation Daniel Langlois pour l’Art, la Science et la technologie, 2002. Voir aussi Richard Rinehart, « A System of Formal Notation for Scoring Works of Digital and Variable Media Art », Annual meeting of the American Institute for Conservation of Historic and Artistic Works, Portland (Oreg.), 4 juin 2004, Berkeley (CA), University of California, 2005.
[14] Ainsi, en France comme au Québec, l’art numérique est soutenu par les institutions publiques de soutien au cinéma et à la création audiovisuelle (en France, le CNC-DICRéAM).
[15] Sur l’idée que les machines « performent », voir Philip Auslander, « At the Listening Post, or, Do Machines Perform? », International Journal of Performance Arts and Digital Media, vol. 1, n° 1, 2005. Cette idée que les machines performent, renversant la proposition de J. L. Austin (Quand dire, c’est faire), n’est pas une idée nouvelle en art. Cf. les machines de Tinguely et les « performing machines » de Stephen Cripps.

[16] Nelson Goodman, Langages de l’art, Paris, Hachette, 2005. Dans ses conférences datant des années 1960, Goodman soutient que la notation est caractéristique des arts allographiques, où l’oeuvre peut être « instanciée » plusieurs fois (par ex. : une pièce de théâtre, une pièce musicale, etc.). Selon la théorie des médias variables, l’art numérique serait donc un art allographique.
[17] Alain Depocas, Jon Ippolito et Caitlin Jones (éd.), L’Approche des médias variables, op. cit. Voir aussi le site Web du réseau des médias variables. En ce sens, l’un des fondements de la théorie des médias variables est la distinction goodmanienne.
[18] La réinterprétation consiste à interpréter une oeuvre d’art victime de l’obsolescence technologique à partir de la part immatérielle de l’oeuvre, c’est-à-dire l’intention de l’artiste. Cette approche, centrale dans la théorie des Médias Variables, s’applique aussi bien à l’art numérique qu’à l’art contemporain ou l’art aborigène (cf. Jon Ippolito, « Émulation, migration & re-création », Art Press, n° 12, 2009), dans la mesure où ces catégories esthétiques partagent le fait d’être des arts « vivants ». Cf. aussi Richard
Rinehart, Jon Ippolito, Re-collection, Art, New Media and Social Memory, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2014. Sans doute faut-il considérer l’art de la performance en tant qu’art vivant comme le paradigme de l’art contemporain en général, défini par la puissance d’agir, autant comme geste (duchampien) que comme action (au sein du monde de l’art).
[19] La documentation joue un rôle primordial dans la conservation de l’oeuvre numérique (exactement comme dans la performance ou la musique). Pour certains théoriciens, elle tient même lieu de préservation. Par exemple chez Oliver Grau, « For an Expanded Concept of Documentation: The Database of Virtual Art », ICHIM, Paris, École du Louvre, 2003, p. 2-15. Nous retrouvons une idée similaire dans le projet DOCAM (Documentation et conservation du patrimoine des arts médiatiques) de la Fondation Daniel Langlois. L’artiste Rafael Lozano-Hemmer, reprenant l’idée que le code source est une partition, a proposé un protocole de conservation fondé sur la documentation. Cf. Rafael Lozano-Hemmer, « Best Practices for Conservation of Media Art
from an Artist’s Perspective
», 2015.
[20] Platon, Phédon, 78b-80c et La République, livre X, 611a-e, in OEuvres complètes, traduction L. Robin, t.1, Paris, Gallimard, 1950.

[21] Cf. Lucy Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, Berkeley et Londres, University of California Press, 1997.
[22] Sur le soin de l’âme, se reporter à Platon, Phédon, 107 c-d. La comparaison entre le philosophe et le médecin est récurrente chez Platon, qui accorde par ailleurs au médecin une place privilégiée dans la hiérarchie des fonctions sociales. Cf. Phèdre, 248 d. Sur le « soin de l’âme » comme paradigme de la pensée européenne, lire Jan Patocka, Platon et l’Europe, traduction E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983. Il semblerait que la conservation-restauration n’y échappe pas. Rappelons que, pour Platon, le « corps est un tombeau » (Phèdre, 250c in Œuvres complètes, op. cit.
[23] Par méthode « préservative », nous entendons toute « stratégie » de conservation-restauration des arts numériques reposant sur une analogie entre les arts numériques et la performance. Elle renvoie aux pratiques de conservation-restauration de la performance : « re-enactment », « re-interpretation », « proliferative re-creation », « delegated performance » (Cf. Claire Bishop, Delegated Performance: Outsourcing Authenticity, 2012, CUNY Academic Works), etc. Cette analogie entre art numérique et art de la performance permet de justifier de rejouer l’oeuvre, indépendamment du matériel « original » (hardware), comme c’est le cas avec l’émulation, la migration, le portage, la virtualisation et la réinterprétation.
[24] L’émulation consiste à lire un programme obsolète avec une machine actuelle en reproduisant son environnement d’origine. Nous entendons ici l’« environnement » au sens restreint de l’expression, i.e l’environnement logiciel, l’émulation ayant pour objectif, comme les autres approches « préservatives », de « libérer » la conservation-restauration des oeuvres d’art numériques du hardware. Il faut distinguer l’émulation de la virtualisation, qui consiste « à faire fonctionner l’environnement logiciel d’un objet numérique sur une machine contemporaine ayant la même architecture grâce à une machine virtuelle ». (Morgane Stricot, « Diagramme méthodologique de la préservation d’objets numériques complexes »)
[25] Le portage consiste à réécrire le code source en lui apportant les modifications nécessaires pour qu’il puisse fonctionner sur l’environnement de destination. Dans le cas du portage, la réécriture se fait généralement dans un nouveau langage informatique.
[26] A. Depocas, J. Ippolito et C. Jones (éd.), L’Approche des médias variables, op. cit.

[27] Voir par exemple l’article de l’artiste Casey Reas, écrivant que « le code source n’est pas l’oeuvre » (« The Code-Source Is not the Work »; « Conservation », Reas/Studio, 2016.)

[28] Nous tirons cette analyse de Friedrich Kittler, Mode protégé, Paris, Les presses du réel, 2015.
[29] Le Net Art est en effet non seulement « dépendant » de l’obsolescence des logiciels et des matériels mais aussi des différentes matérialités à l’oeuvre dans le réseau, c’est-à-dire des infrastructures, mais aussi de la gestion internationale – jusqu’à présent essentiellement américaine – des normes de l’Internet.

[30] La conservation-restauration des oeuvres numériques se heurte régulièrement aux droits applicables aux logiciels dits « propriétaires ». Un logiciel « propriétaire » ne devient pas « libre » dès lors qu’il est abandonné. Ce qui rend, en droit, impossible une quelconque intervention sur le code source.
[31] L’oeuvre n’est pas elle-même industrielle, mais elle en dépend. Autrement dit, si l’art numérique est « éphémère », c’est parce qu’il est de nature industrielle et non parce qu’il peut être apparenté à la performance. L’analogie entre les deux arts et l’idée que l’oeuvre réside d’abord dans l’intention de l’artiste masquent la réalité de la condition de l’art numérique et constituent une sorte de palliatif à la logique industrielle. Une autre réponse possible consiste à « exposer » cette dépendance, c’est-à-dire la vulnérabilité de l’art numérique, en laissant l’oeuvre mourir et, surtout, en montrant les raisons de son agonie.
[32] Ce rapport s’inscrit dans un écosystème donné. Un écosystème média-technique est comme une micro-épistémè (au sens foucaldien), ou plus précisément, un microsystème d’inscription, pour reprendre un concept de F. Kittler (Aufschreibesysteme 1800-1900, Fink, 1985 ; cf. Emmanuel Guez, « Art et archéologie des média », Newsletter, HEAD 2016).
[33] Nous convoquons ici le concept de Cesare Brandi (Teoria del restauro, 1963, Bologna, Piccola biblioteca Einaudi, 2000 ; Théorie de la restauration, trad. M. Baccelli, Paris, Allia, 2011). Les instances esthétiques et historiques et, dans une moindre mesure, techniques, constituent les critères permettant d’évaluer une restauration d’oeuvre d’art. S’agissant des arts numériques, ces instances sont média-techniques, (techno-)industrielles et artistiques.

[34] Emmanuel Guez, Morgane Stricot, Lionel Broye, Stéphane Bizet,
« The Afterlives of Network-Based Artworks », The Journal of the Institute
of Conservation (ICON), Londres, 2017. Voir aussi en français « Les vies posthumes de l’art du réseau« , paru dans PAMAL, Code X, 3615Love, Orléans, Hyx, 2019.
[35] Il ne s’agit pas d’émuler, de simuler ou de faire migrer l’oeuvre entière mais de surmonter des difficultés ponctuelles en utilisant ces techniques. Par exemple, on pourra simuler un serveur dans une oeuvre télématique, dans la mesure où le réseau aura disparu.
[36] Plus cette reconstitution est lacunaire, plus nous sommes éloignés de cet écosystème et plus elle nous intéresse. Elle permet de penser les ruptures temporelles et épistémologiques, autrement dit ce que la culture occidentale a perdu – non seulement l’oeuvre dans son intégrité, mais aussi un environnement numérique, c’est-à-dire des interactions humain-machines (i.e. une certaine relation au corps), des stratégies, des discours et pratiques industrielles, des logiciels, des matériels, dont des composants électroniques, des infrastructures.
[37] Les musées des techniques exposent des machines éteintes derrière des vitrines. Les musées d’art conservent des oeuvres mortes. Il s’agit tout simplement de restaurer les secondes avec les premières, lesquelles seront en même temps mieux conservées. Au-delà d’une collaboration bénéfique aux deux parties, l’enjeu est aussi théorique : faut-il encore, s’agissant des arts média-techniques, et des arts numériques en particulier, distinguer l’art de la technique ? Cette distinction, qui a pour enjeu l’autonomie de l’art, est entretenue par l’esthétique, dont l’existence dépend. Mais dans la mesure où les effets esthétiques des oeuvres média-techniques peuvent être compris et analysés par la science des média techniques, cette distinction, et donc l’esthétique comme discipline, a-t-elle encore lieu d’être pour ces oeuvres-là ?

[38] Sur la notion de biopouvoir et de biopolitique, lire Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, Paris, Gallimard, 1976, et notamment le chapitre 5, « Droit de mort et pouvoir sur la vie ».

[39] C’est ce à quoi le PAMAL s’emploie dans ses expositions. L’exposition « Une archéologie des média » (mai-juin 2015, Aix-en-Provence) se déroulait dans deux salles. La première salle, noire, était consacrée aux oeuvres malades ou en souffrance. Le visiteur pouvait se promener de table en table, lesquelles pouvaient être comparées aux différentes unités que l’on trouve dans les hôpitaux : chirurgie, soins intensifs, observation, réanimation, convalescence… Comme les oeuvres pouvaient se dégrader et les vieilles machines s’arrêter pendant l’exposition, les médiateurs avaient pour instruction de dresser un constat d’état tous les jours. Et surtout de ne chercher ni à réparer ni à s’excuser du fait que telle ou telle machine ne « marchait » plus.